Assise dans son fauteuil, la vieille dame regarde longuement la photo encadrée qu’elle tient entre les mains, puis soupire : "Vous voyez comme il était gentil, à cette époque-là ?" Celui dont elle parle, c’est son fils. La photo à présent délavée le montre lorsqu’il avait trois ans, bambin souriant sur les genoux de sa maman. Le gamin a aujourd’hui soixante ans, mais est resté "le p’tit" pour elle, qui soupire à nouveau : "Il vient me voir toutes les semaines, mais ce n’est plus la même chose, ce n’est plus mon petit garçon. Comme avant..."
Que dire à un coeur qui porte, fichée en lui, l’épine douloureuse d’un souvenir, c’est-à-dire une image à jamais insaisissable ? La mémoire est, comme la langue et quelques autres attributs humains, la meilleure et la pire des choses. La meilleure, car elle nous construit, nous éduque, nous offre expérience et recul afin de ne pas répéter indéfiniment les mêmes erreurs. Le pire aussi, lorsqu’elle se fige et se transforme en une sorte de boulet qui nous interdit d’avancer. Comme si, en nous autorisant à écrire la suite de notre histoire, nous trahissions des instants sans doute infiniment heureux, mais qui ne sont jamais le point final du livre. Ce qu’on appelle le "processus de deuil", c’est bien cela : consentir à ce que les choses et - surtout - les êtres sont de passage dans notre vie, et que le passage, par définition, est mouvement, déplacement, arrachement d’un point pour aller vers un autre.
La mémoire est en quelque sorte un tombeau où sont enfouis une foule de souvenirs, heureux et douloureux, aussi. Mais l’on ne peut vivre dans un tombeau : l’air et la lumière n’y pénètrent pas et c’est le lieu du dessèchement final. Dans l’évangile de Luc, le mot grec qui désigne le tombeau où se rendent les femmes, c’est mnèma - terme qui n’est pas le plus courant pour désigner un lieu d’ensevelissement. Il serait mieux traduit par ’mémorial’, ce qui jette une lumière particulière sur la démarche. Les femmes vont vers leur mémoire, vers les souvenirs laissés par leur compagnonnage avec Jésus ; elles cherchent, comme Marie-Madeleine au jardin, à retrouver et honorer les traces de celui qui est passé dans leur vie. Mais cela, c’est en effet le passé - et Jésus, lui, fait le passage. L’homme qui n’a cessé de marcher a été cloué, réduit à l’immobilité, mais pas plus que le souffle, on ne peut retenir la vie, l’emprisonner dans un rocher. Pèlerinant vers leur mémoire, les femmes ne trouveront rien... sinon ce qu’elles cherchaient, les attributs de la mort : un linceul. Mais la mort-linceul est repliée sur elle-même, le tombeau est comme un cocon vide -le papillon s’est envolé, hors des regards, il a rejoint les espaces infinis. Le crucifié enfoui est devenu comme l’enfant à naître dans l’obscurité du ventre maternel. Le lieu de mort est devenu matrice pour la naissance. On comprend l’incertitude et la peur des femmes : renoncer au confort du passé n’est jamais évident ! S’il n’y a plus rien à voir au mémorial, il va donc falloir vivre ?
Mais oui, et c’est même le coeur jubilant de la fête de Pâques, de Pessah, c’est-à-dire du Passage... "Pourquoi cherchez-vous parmi les morts celui qui est vivant ?", demandera l’ange aux femmes effrayées. La question n’en finit pas de nous être posée, à chaque instant : que cherches-tu ? Pourquoi chercher la vie, la grande et belle vie, là où elle ne se trouve pas ? Pourquoi faire de la mémoire un tombeau plutôt que de rouler la pierre afin de permettre au souffle d’y pénétrer ? Chaque être humain est une merveille unique, quels que soient les oripeaux de sa vie, si terne soit son cocon. Croire en la résurrection de Jésus, cela dépasse infiniment ce qui s’est passé il y a deux mille ans - et qui demeure inaccessible. C’est un acte de foi absolument nu, hors de toute raison - comme l’on croit que l’on est aimé-e ou que l’on peut changer le monde. Célébrer le passage de Jésus, c’est consentir à quitter le lieu de nos tombeaux, après avoir découvert, effaré-es, qu’en réalité ils sont vides, que notre mémoire ’tourne à vide’, elle aussi. C’est faire le premier pas du passage pour nous désenchaîner du passé. C’est expérimenter (dès maintenant, en quelque sorte, ce potentiel de vie, de resurgissement, de réveil inscrit au plus profond de notre être.
Dans Journal Dimanche n°15 – avril 2017